“Nos sens et nos représentations sont culturellement préparées à ne rien voir de la nature si ce n’est une ressource indéfiniment exploitable ou un danger dont il faut se prémunir.”
Cet été, plus qu’aucun autre, j’ai ressenti le besoin de fuir le monde ; du moins celui du quotidien. Alors j’ai fui. Je me suis réfugié quelque part, ailleurs, dans une nouvelle façon d’être. J’ai changé de monde, créant à la foi l’appel et la réponse au vivre autrement, à l’altération, même légère, pour que l’inévitable retour au quotidien ne soit pas un retour au même quotidien. C’est là, je crois, la plus haute fonction que j’attribue aux « grandes vacances » : dé-quotidianniser la vie pour la re-quotidianniser sur d’autres bases, plus saines, pour un temps au moins. Alors j’ai lu, mais pas de la philosophie ; ou plutôt, puisqu’elle est absolument partout pour qui s’y dispose, pas « directement » de la philosophie. J’ai momentanément rompu avec l’essai. Nous avons fait une pause. Notre couple n’allait pas bien. Il m’accablait jusqu’à l’étouffement. Bien qu’il n’y ait aucune exclusivité officielle entre nous, je néglige trop souvent les autres genres. Alors j’ai consciencieusement choisi non pas l’exclusivité, mais l’exclusion temporaire : pas d’essai cet été. En voilà une altération !
Cette confidence introductive n’est pas innocente, car c’est précisément d’altération et d’altérité dont je voudrais parler dans ce billet, à partir d’une de mes lectures estivales : Son odeur après la pluie de Cédric Sapin-Defour. L’auteur y conte avec une intensité aussi touchante que bouleversante, la relation vitale qui, 13 années durant, l’unit à son chien, Ubac. La beauté de ce témoignage excède largement ce que je pourrais en dire ici. C’est que l’homme a pris l’altérité d’Ubac au sérieux. Il s’en est imprégné jusqu’au paradoxe : faire un à deux, faire un avec un autre, non-humain qui plus est. Mais que signifie cette union entre l’animal humain et l’animal canin ? Elle signifie l’amour. Le mot m’est soufflé par l’auteur, tant il l’utilise sans jamais le banaliser : Cédric Sapin-Defour a aimé Ubac, profondément. Il l’aima non comme une peluche vivante qu’on câline, mais comme un être doté d’un monde à part entière, un monde différent, tout autre. Son amour pour Ubac était amour de son monde, impénétrable, mais interprétable. Un amour conscient de son inévitable fondement anthropomorphique, mais ouvert à la part des anges de l’altérité, celle qu’on n’assimile pas, qui s’échappe, radicalement inconnue et mystérieuse.
Son odeur après la pluie offre donc l’histoire d’un conjonction des mondes, d’une communion entre deux êtres où chacun, semble-t-il, s’est laissé peu à peu (trans)former par l’autre pour être soi-même, pour être ce qu’il avait à être. L’intensité du texte est telle qu’il est difficile de sélectionner un extrait plutôt qu’un autre pour illustrer cette communion. Malgré cela, un passage se singularise dans mon esprit. L’auteur décrit comment, à force de promener Ubac et de se laisser promener par lui, sa perception et donc son lien à la nature se sont transformés :
« Sans me faire la leçon, Ubac me chuchote que l’expérience de la nature débute par son juste récit, que je parle d’elle en mauvais termes[1]. Soit j’en fais un objet lointain, fantasmé, et on sait ce que l’homme est tenté de répondre quand il a peur : il piétine. Soit je ne la réfère qu’à mon nombril amoureux : un décor à selfie, un terrain de jeux, un soin du cœur, bref une ressource à mon service et devenue comme mienne. Il serait temps de la remettre à sa place.[2] »
Et l’auteur, de résumer ce changement de regard et d’expérience par une très belle formule : « Ubac, oui c’est cela, a augmenté mon parlement[3] ».
En lisant ces lignes, j’ai perçu Ubac comme un merveilleux personnage philosophique, une altérité révélatrice, un maïeuticien involontaire qui, en étant ce qu’il est, permit à son humain de dépasser ce que le philosophe du vivant Baptiste Morizot nomme « crise de la sensibilité[4] ». Cette crise, c’est celle d’une sélectivité délétère de notre attention à la « nature ». Nos sens et nos représentations sont culturellement préparées à ne rien voir d’elle si ce n’est une ressource indéfiniment exploitable ou un danger dont il faut se prémunir. Ubac a donc redistribué les cartes du sensible dont disposait l’auteur en modifiant son attention. Or, modifier cette disponibilité qu’est l’attention, c’est aussi apprendre à valoriser ce qu’on ne percevait pas avant. Voilà ce que signifie « prendre l’altérité d’Ubac au sérieux ». Une leçon aussi politique que philosophique.
A l’heure où il est plus que jamais nécessaire de changer de monde et de repenser notre relation au vivant, découvrir celle qui unit Cédric Sapin-Dufour et Ubac est un beau moyen d’initier l’augmentation de notre parlement intérieur.
Julien De Sanctis
[1] Cédric Sapin-Dufour est l’auteur de plusieurs livres d’alpinisme.
[2] Cédric Sapin-Dufour, Son odeur après la pluie, Stock, 2023, p.194-195.
[3] ibid., p.194.
[4] Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Actes Sud, 2020. La sensibilité désigne ici la faculté de percevoir par les sens.
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