“ Ce qu’il y a de particulièrement néfaste à imposer silence à l’expression d’une opinion, c’est que cela revient à voler l’humanité.”
John Stuart Mill
De la liberté (1859)
Devant les récents attentats tragiques survenus autour du procès de Charlie Hebdo et du discours du Président de la République sur le séparatisme, la question s’impose de nouveau à nous. Que l’on puisse, comme Samuel Paty, mourir pour des idées aujourd’hui en Occident nous remet face à la question philosophique de savoir si notre liberté d’expression doit ou non avoir des limites. Concrétisation de la liberté d’opinion posée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, elle signifie que chacun peut exprimer librement ses idées « par tous les moyens qu’il juge appropriés ».
Mais évidemment tout est là. Parce que nous sommes des êtres doués de conscience et de langage, tout ce que nous faisons signifie. Une parole, une image, un geste, un acte, même et surtout quand il est meurtrier. Or si l’on ne se résout pas à considérer qu’un meurtre peut être une expression comme une autre de notre désaccord avec une opinion différente ou contraire, c’est bien parce que la liberté d’expression a des limites. Au moins celle de ne pas attenter à l’intégrité physique d’autrui. Mais est-ce tout ? Toute considération politique et historique mise à part sur les relations entre la France et l’islam, il me semble que le seul fait que certains individus choisissent de répondre au blasphème par l’acte de donner la mort doit nous interroger sur la tension hautement sensible entre liberté de penser et nécessité d’être en relation.
Se peut-il que la défense profondément humaniste de la liberté d’expression transforme celle-ci en fétiche au point de nous rendre incapable de reconnaître que l’inoffensivité d’un signifiant peut aller de pair avec l’extrême violence d’un signifié ? Si le mot et le symbole étaient sans effets sur notre esprit et notre affectivité, la vie culturelle et spirituelle que nous connaissons n’existerait pas. Il s’agit, au fond, de se souvenir que le langage (parlé ou imagé) est un voile symbolique qui nous sépare et nous protège de la pulsion de mort, mais qu’il peut aussi bien se retourner contre sa fonction première et provoquer, au contraire, une violence primitive que nous passons notre temps à refouler, le plus souvent de manière merveilleusement créative.
Eternelle ambivalence du langage, qui nous sauve de la violence en même temps qu’il peut l’attiser ; qui nous maintient à la pointe de notre humanité en même temps qu’il peut nous l’arracher. C’est évidemment ce que nous rappelle le philosophe anglais John Stuart Mill lorsqu’il écrit que le silence imposé revient à voler l’humanité. Mais pourquoi ? Parce que Mill défend le fait que la liberté d’expression est la condition de possibilité de la vérité et que la recherche de la vérité est l’expression de notre humanité. « La liberté complète de contredire et de désapprouver notre opinion, est, écrit-il, la condition même qui nous permet d’affirmer sa vérité dans des vues pratiques ; et un être humain ne peut avoir d’aucune autre façon l’assurance rationnelle d’être dans le vrai ». Suivant ce raisonnement, la vérité augmente à proportion que l’expression est libre.
Certes, mais, en toute bonne foi, il nous faut reconnaître que cette intention de trouver la vérité n’est pas ce qui motive constamment l’expression de nos opinions. « Libre expression » ne peut donc désigner le droit de n’importe qui à dire n’importe quoi n’importe où. Car si dans telle émission de radio humoristique peuvent s’entendre des blagues sur les Chinois ou les Arabes, ces mêmes propos prononcés par un homme politique seraient inadmissibles. Tout revient donc toujours à ce principe essentiel : qui parle, avec quelle intention, et à qui. On sait, grâce à la philosophie du langage, que le caractère licite ou admissible d’un énoncé ne dépend pas de ses propriétés purement sémantiques (le sens de ce qui est dit) mais aussi et surtout de caractéristiques pragmatiques (relatives aux lieu et contexte d’interlocution). Cette dernière dimension est souvent oubliée alors qu’elle est essentielle car on ne peut, sans elle, apprécier si et comment des individus peuvent se sentir légitimement lésés par un discours.
S’il est sain de pouvoir s’interpeller, voire même de se provoquer mutuellement pour maintenir la réflexion ouverte et vivante, tâchons de pouvoir aussi toujours considérer où l’autre se tient. Et si un sujet est, pour lui, sensible, la moquerie ne l’invitera probablement pas à penser autrement. Dans de telles circonstances, une provocation peut même être une façon d’imposer à l’autre le lieu où nous jugeons qu’il devrait se tenir sans égard pour le lieu où il se tient en fait. Une humiliation que nous avons tous déjà vécue. Tant que la susceptibilité d’un autre n’attente pas à ma dignité, pourquoi ne pas la ménager ? Le silence, après tout, peut aussi être une expression librement choisie. N’oublions pas que l’espace du dicible est aussi l’espace de nos liens et développons notre sagesse des circonstances afin que le « Je » libre de la pensée demeure tourné vers un « Nous » harmonieux de l’humanité.
Marion Genaivre
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