“nul, autant que je sache, n’a jamais compté la bonne foi au nombre des vertus politiques” Hannah Arendt
“Vérité et politique”, in La Crise de la culture (1954)
1er mai 2019
Fin juillet 2010, la presse mondiale publiait 70.000 documents confidentiels sur les opérations de la coalition internationale en Afghanistan diffusés par le site internet WikiLeaks. Le 11 avril 2019, après sept ans passés réfugié dans l’ambassade d’Equateur, le fondateur de WikiLeaks, Julian Assange, a été arrêté à Londres. Le 14 mai prochain, trois journalistes français sont convoqués par la Direction générale de la sécurité intérieure. Au cœur de l’affaire, la publication d’une note classée « confidentiel défense », répertoriant les armes, vendues par la France, qui seraient déployées par l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis au Yémen, théâtre d’un conflit meurtrier depuis 2015.
Ces faits illustrent une tension appréhendée depuis Platon par de nombreux philosophes à travers les siècles : celle entre savoir et pouvoir, en éthique (régime des valeurs) et praxis (régime de l’action). Voilà pourquoi Hannah Arendt, plongée dans sa réflexion sur le totalitarisme, écrit : « Il n’a jamais fait de doute pour personne que la vérité et la politique sont en assez mauvais termes, et nul, autant que je sache, n’a jamais compté la bonne foi au nombre des vertus politiques. Les mensonges ont toujours été considérés comme des outils nécessaires et légitimes, non seulement du métier de politicien ou de démagogue, mais aussi d’homme d’État. » (1)
« Pourquoi en est-il ainsi ? », demande ensuite la philosophe, qui cherche à comprendre si la politique est intrinsèquement incompatible avec la vérité. Parce que la politique est une lutte pour un pouvoir dont la finalité est paradoxalement la paix civile et la justice sociale. C’est la conception célèbre théorisée par Platon dans La République : les gouvernants peuvent être amenés à mentir aux gouvernés pour le bien de la Cité (2). Mais il s’agit alors d’un mensonge « noble », c’est-à-dire juste parce que nécessaire à la stabilité de l’Etat et de la société qu’il gouverne. Platon propose même de penser une vertu thérapeutique du mensonge, le comparant à un remède.
Partisans de la transparence absolue mis à part, nous savons et nous comprenons que l’exigence de vérité ne puisse pas s’appliquer instantanément et exhaustivement à tous les domaines de la politique. Pour être efficace et bénéfique, une action diplomatique, par exemple, peut avoir besoin du secret. Mais sans être absolutiste, d’aucuns peuvent néanmoins trouver cette conception paternaliste. Sous couvert de protéger les citoyens d’une vérité qu’ils ne pourraient pas comprendre ou supporter, les gouvernants protègent leurs propres intérêts.
Et ils le font d’autant plus qu’ils savent la vérité être un concept hautement fuyant. Car si réalité et vérité sont intimement liées, l’une ne recouvre pas nécessairement l’autre, loin s’en faut. La réalité n’a pas besoin des êtres humains pour exister, elle est. La vérité, elle, désigne ce que les êtres humains en disent. Elle est le discours par lequel ils rejoignent le réel. D’un côté les faits, de l’autre la valeur que nous leur donnons. La vérité est toujours le fruit de la réalité ressaisie subjectivement. Encore que dans certains cas, les faits parlent d’eux-mêmes : ils s’imposent tant et si bien que la parole politique, surtout lorsqu’elle est un mensonge (c’est-à-dire lorsqu’elle s’écarte trop sensiblement du réel), tombe dans une impuissance radicale.
Cela étant dit, le problème politique de l’usage du mensonge ne se dissout pas dans la simple invocation d’un « droit » à l’employer. S’autoriser à mentir n’épuise pas la question de savoir ce que le mensonge fait au menteur. Et c’est sans doute le point crucial pour Arendt, qui met en garde : « Dans le domaine politique, où le secret et la tromperie délibérée ont toujours joué un rôle significatif, l’autosuggestion représente le plus grand danger : le dupeur qui se dupe lui-même perd tout contact, non seulement avec son public, mais avec le monde réel, qui ne saurait manquer de le rattraper, car son esprit peut s’en abstraire mais non pas son corps » (3). Emporté par le pouvoir d’une parole devenue autonome, le menteur perd progressivement les moyens de distinguer entre ce qu’il dit et ce qu’il pense, entre ce qu’il raconte et ce qu’il devrait s’efforcer de vérifier. La dynamique du mensonge éteint tendanciellement le rapport critique à soi-même.
Si les citoyens peuvent consentir à quelques mensonges protecteurs, peut-être leur revient-il de protéger en retour les gouvernants de leur sommeil dogmatique. Ce que d’aucuns font, en les interpellant, ou prenant des initiatives.
Marion Genaivre
(1) « Vérité et politique », in La Crise de la culture (1954), Gallimard, 1972, pp. 289-290.
(2) « C’est donc à ceux qui gouvernent la cité, si vraiment on doit l’accorder à certains, que revient la possibilité de mentir, que ce soit à l’égard des ennemis, ou à l’égard des citoyens, quand il s’agit de l’intérêt de la cité », in La République, III, 389b
(3) Ibid.
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