« Que devient notre désir d’être parent ? »
J’ai longtemps hésité à écrire ce qui suit. Je le fais au croisement d’un éprouvé très intime et d’une tendance sociétale qui doit sinon nous préoccuper, du moins nous interpeller. Je le fais car je comprends que ne pas interroger publiquement ce que signifie l’ambivalence que j’éprouve serait renoncer à faire entrer la philosophie dans ce qu’il y a de plus important, car la parentalité est à la fois au fondement de nos sociétés et un vécu sans équivalent dans une existence (sauf peut-être la grande aidance). Certains mots paraîtront peut-être durs. Tout en n’étant que miens, j’ai la prétention de croire qu’ils parleront aussi pour d’autres.
Depuis plusieurs années, je vis un désir angoissé de maternité. J’ai souvent dit mon admiration pour les parents du monde entier, et en particulier pour les mères. J’ai aussi souvent dit qu’il fallait être fou pour vouloir être parents. Il y a à proprement parler de la folie dans ce grand saut car il y a de l’inconscience. Inconscience parce que la parentalité est une expérience de chaque instant qui déborde à chaque instant la conscience que l’on en a. Bien que la honte et la culpabilité empêcheraient plus d’un de l’admettre, combien de parents auraient renoncé à l’être – ou se seraient sérieusement questionné – s’ils avaient su tout ce que cela implique ?
En savoir trop peu me suffit déjà personnellement pour douter de mon désir d’enfant. J’ai longtemps confondu ce désir avec le désir de faire famille. Je distingue aujourd’hui les deux car je serais profondément heureuse de former une famille avec l’homme que j’aime, mais j’appréhende profondément le bouleversement que sera pour toujours l’arrivée d’un enfant. Cette appréhension trouve une résonance particulière avec le non-désir d’enfant assumé de plus en plus de femmes et d’hommes aujourd’hui. La raison la plus courante, peut-être parce que la plus socialement acceptable, est écologique et conjoncturelle. L’état du monde ne permet pas de se projeter sereinement avec des enfants. Il est tel que certains trouvent cela irresponsable de les y faire encore venir. Mais il y a d’autres raisons, moins avouables. La peur de perdre en liberté et en confort personnel, mais aussi celle de ne pas pouvoir tout mener de front, ou de devoir multiplier les renoncements pour être un « bon parent ».
Le plus surprenant est là : il n’y a qu’une seule chose qui puisse soulever autant d’angoisse que la mort, c’est l’enfantement, c’est-à-dire son exact contraire. Je n’ai compris que récemment qu’il s’agissait en fait de la même angoisse. Si j’appréhende d’enfanter, c’est pour la mort que cet événement contient. La mort d’une certaine vie, la mort de celle que je suis aujourd’hui, et même la mort de l’enfant à naître, puisque tout ce qui naît meurt. De nombreux parents pourraient sincèrement témoigner que les deux premières morts sont des morts heureuses puisqu’elles ouvrent sur une nouvelle vie qui n’a rien à envier à la précédente, et qu’ils aiment la personne que leur(s) enfant(s) a fait d’eux.
Pourquoi alors – indépendamment de toutes les épreuves réelles que cela emporte mais ce depuis toujours -, pourquoi la condition de parent est-elle en train de devenir si indésirable ?
La réponse que j’ai trouvée en mon for intérieur est celle-ci : parce qu’être parent dans nos sociétés aujourd’hui est plus solitaire et plus exigeant que ça ne l’a peut-être jamais été. J’ai beaucoup observé à quel point les jeunes parents autour de moi sont livrés à eux-mêmes. Être livré à soi-même, c’est non seulement être dans une forme d’isolement social, mais c’est aussi être littéralement livré seul à tout ce que l’on est, ou plutôt au peu que l’on est. C’est donc être condamné à relever l’immense défi d’élever (dans tous les sens de ce très beau verbe) un enfant en étant soi-même un être limité ; et ce alors même que la société promeut partout l’idéal d’illimitation. De sorte que la parentalité se dresse devant soi comme une condition à la hauteur de laquelle on ne peut jamais être, sauf peut-être à n’être plus que parent.
De fait, un idéal de « bonne mère » persiste dans nos imaginaires. Dans le mien en tout cas. Mais pour atteindre cet idéal, il me faudrait démissionner du reste. Ne pas démissionner du reste me condamnerait à (me) décevoir comme mère. Non seulement comme mère, mais comme compagne et comme professionnelle. L’idéal du parent dont j’hérite me fait croire qu’être parent sans n’être que cela, c’est ne plus être vraiment au rendez-vous de rien.
La question qui me retient au fond, celle qui fait de la parentalité un tel vertige, est celle-ci : pourrai-je être une bonne mère en aimant autant la vie que mon enfant, c’est-à-dire en ayant besoin de nourrir d’autres sources de sens (et notamment par mon travail) ? Ce questionnement prend évidemment racine dans mon histoire personnelle, mais il est aussi, et au moins autant, socialement déterminé. C’est ce que m’a aidé à comprendre la lecture décisive d’un ouvrage de Maxime Rovere. Dans Parler avec sa mère, le philosophe revient longuement sur notre concept erroné de « mère ». Et voici ce que j’en retire. Nous avons aujourd’hui une conception insoutenable de la parentalité parce qu’elle est reconduite aux seuls parents. Ce qui revient à ne pas voir deux choses. D’abord que la parentalité recouvre des fonctions qui sont assurées par d’autres personnes que les parents eux-mêmes – de sorte qu’il est malhonnête et malveillant d’attendre que les parents assument à eux seuls toutes ces fonctions. Autrement dit, ce n’est pas aux parents d’accepter d’être aidés ou de demander de l’aide. C’est à nous collectivement de comprendre qu’une parentalité épanouie est nécessairement distribuée. La parentalité n’est pas un choix personnel (quand c’en est un) à assumer seul du même genre que celui de contracter un emprunt. La parentalité est une organisation sociale.
Ensuite, c’est ne pas voir que, tout en devenant parent, nous restons des enfants. La condition d’enfant, l’être-au-monde que c’est, ne disparaît pas avec l’advenue de l’adulte et du parent. L’enfant, c’est ce qui, en nous, veut pouvoir tout vivre tout en ayant besoin de soutien, de protection et d’amour. Il me semble donc évident que si la condition de parent est si peu désirable, c’est parce que nous ne prenons pas assez soin des parents. Parce que nous passons notre temps à souligner tout ce qu’ils ne font pas assez, pas assez bien ou trop.
C’est ainsi que j’ai compris que je ne pourrai pleinement et joyeusement vouloir être mère que si je décide de m’aimer comme mère telle que je serai.
Marion Genaivre
PhiloPop, le billet d’humeur des philosophes de Thaé.
RV tous les mois.


