« Et si nous mettions à profit l’inconfort de la chaleur pour questionner la manière dont nous habitons notre temps ? »
Difficile, ces derniers jours, de passer à côté de la chaleur ambiante et surtout, de la manière dont les media dramatisent l’événement. Certes, il fait chaud, mais nous savons ce que nous devrions faire : laisser entrer la fraîcheur du matin, fermer les volets et les fenêtres au moment où le thermomètre monte, faire tourner un ou deux ventilateurs ou… mettre la clim. Dans certains pays chauds, les pics de chaleur riment avec un autre rythme : activités le matin, déjeuner tardif, ralentissement l’après-midi pour reprendre en fin de journée quand la chaleur diminue. On accepte, de manière temporaire au moins, de ralentir. Dans d’autres pays, le rythme reste le même, c’est à peine si l’on sent vraiment la chaleur puisqu’on passe d’un espace climatisé à un autre espace climatisé. Ce qui permet de garder le tempo et maintenir un rapport au temps que l’on cherche coûte que coûte à préserver : productif.
Ces deux manières d’affronter la chaleur illustrent deux rapports au temps : sensible et extractif. Dans la majorité des parties du monde, avec l’avènement de l’ère Moderne, notre rapport au temps a été dénaturalisé, nous déconnectant des rythmes des corps vivants, de la nature et des saisons. Le philosophe Henri Bergson distinguait deux types de temps : le temps mathématique et la durée. Le temps mathématique, le temps découpé en secondes identiques, le temps de l’horloge qui scande le même rythme été comme hiver. Une seconde dans le passé a la même valeur qu’une seconde dans l’avenir. Dans cette perspective, le temps serait quelque chose que nous aurions, et dont il s’agirait de tirer le maximum (d’où sa dimension extractive) – c’est le temps de la productivité, de l’efficacité, de la performance, des 3/8, de l’abolition des saisons, du jour et de la nuit. Or, nous dit Bergson, en tant qu’êtres humains nous faisons une toute autre expérience du temps, celle de la durée. C’est le temps du vécu, de l’expérience intérieure, où s’entremêlent le passé, le présent et le futur. La durée, c’est le temps sur le mode de l’être, et non de l’avoir. Il ne s’agit plus alors d’optimiser son temps, mais de le vivre pleinement de l’intérieur, sensible, de manière plus reliée, à soi-même et à son environnement.
Si nous sommes nombreux à être tentés par le confort de la climatisation, c’est parce que le rapport au temps extractif, avec les phénomènes d’accélération et d’urgence qui vont avec, joue comme un fait social total qui s’impose à nous telle une norme. Nous sommes persuadés que c’est bien nous qui voulons continuer à être productifs et efficaces – la chaleur ne nous atteindra plus, nous pourrons continuer à vivre hors-sol et hors du temps, nous (Modernes), qui sommes faits pour « décoller », pour reprendre l’expression de Bruno Latour qui signalait par-là l’idée d’un développement sur le modèle d’une croissance infinie, et donc, déconnectée des réalités du monde. Or c’est précisément ce décollage, qui génère tous nos problèmes liés au changement climatique. Mais si nous voulons « atterrir » (Bruno Latour encore), demandons-nous comment nous relier non pas seulement aux territoires dont nous dépendons, mais aussi au temps sensible, celui de nos écosystèmes (nos corps tout comme les conditions dans lesquelles nous vivons). Il s’agirait en somme de re-naturaliser notre rapport au temps. Nos problèmes écologiques sont aussi liés à notre rapport au temps.
Cela ne veut pas dire qu’il faille dire non à toute technique. Sortons de la pensée binaire qui voudrait que si nous critiquons la climatisation parce qu’elle est énergivore, c’est que nous voudrions revenir à la bougie, ou en l’occurrence à la caverne, pour la fraîcheur ! Non – il s’agit surtout de se demander de quelle technologie nous avons besoin, pour quoi faire et quand, en gardant en tête les ordres de grandeur significatifs, pour agir sur ce qui a vraiment de l’effet. Et de prendre conscience du fait qu’un rapport au temps extractif ne fait qu’entretenir une spirale ascendante qui demande encore plus de productivité et d’extractivité. Dit autrement et peut-être plus simplement : comme il fait chaud, les magasins et particuliers installent la clim, qui rejète alors de l’air chaud à l’extérieur, augmentant la température et donc le besoin de climatisation…
Il ne s’agit pas tant de savoir si nous allons allumer la clim ou pas ; mais surtout de la prendre comme l’un des symboles des technologies de confort que nous affectionnons tous, qui nous empêche de repenser le fond du sujet. Les crises écologiques sont des crises de notre rapport au temps. Alors, et si nous mettions à profit l’inconfort de la chaleur pour questionner la manière dont nous habitons notre temps ?
PhiloPop, le billet d’humeur des philosophes de Thaé.
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