“L’esthétique est toujours un enjeu politique et existentiel.”
Le billet d’humeur
La situation est des plus classiques : je dîne au restaurant avec des proches et, alors que nous commençons à “parler politique”, l’un d’eux se lance dans une courte diatribe contre la mairie écologiste de Lyon et sa décision d’interdire l’affichage publicitaire en ville. Il s’agirait, selon lui, d’une mesure idéologique et liberticide. Idéologique car relevant, au fond, d’une coquetterie esthétique dont le seul effet serait de priver la ville de revenus substantiels. Liberticide car procédant d’une logique où celles et ceux qui sont « gênés » imposent aux autres une interdiction qui ne la souhaitent pas. On peut, bien sûr, être contre cette mesure, mais l’être pour de telles raisons me semble relever d’un épineux présupposé, à savoir que l’affichage publicitaire serait un dispositif neutre sur les plans politique, esthétique et existentiel.
Dans ce cas précis, il est assez facile d’écarter l’argument du caractère liberticide de la mesure. L’exposition à la publicité n’a, en effet, pas grand-chose à voir avec la liberté et ses expressions à la fois singulières et pratiques qu’on nomme « libertés individuelles ». La liberté – qu’elle soit d’expression, de circulation, de manifestation etc. – suppose une activité (possible) de la part de l’individu ; or l’exposition à la publicité, comme son nom l’indique, n’est que pure passivité. En ce sens, la « pub » relève plus de la captivité que de la liberté.
Le point sur l’idéologie s’avère plus délicat. Dans le débat politique tel que nous le connaissons, l’idéologue, c’est toujours l’autre ; l’idéologie, c’est toujours la pensée qui n’est pas la mienne. Mais que signifie-t-elle précisément ? Au sens neutre, l’idéologie désigne l’« [e]nsemble plus ou moins cohérent des idées, des croyances et des doctrines philosophiques, religieuses, politiques, économiques, sociales, propre à une époque, une société, une classe et qui oriente l’action »[1]. Dans le langage courant, toutefois, le terme est souvent associé aux systèmes de pensées et aux organisations politiques totalitaires dont la caractéristique est, comme l’explique le philosophe Marc Crépon, de simplifier outrancièrement le réel pour le soumettre à « un but social déterminé »[2].
La critique évoquée en préambule s’inscrit dans cet usage du mot et y ajoute une dimension propre à la pensée technocratique : verser dans l’idéologie, c’est s’attacher aux symboles plutôt qu’aux effets tangibles, c’est s’arcbouter sur des principes abstraits au détriment de l’efficacité concrète, c’est, somme toute, tyranniser le réel par des idées inopérantes.
Mais inopérantes par rapport à quoi ? L’ambition de l’interdiction de l’affichage publicitaire en ville est à la fois de lutter contre un consumérisme écologiquement ravageur et d’endiguer ce qu’il est convenu d’appeler la pollution visuelle (et mentale).
Dès lors, l’affichage publicitaire, comme son interdiction, ont une effectivité qui dépasse de beaucoup la seule question des revenus (ou de leur disparition) : chacune participe esthétiquement à établir des normes et, plus largement, la création du monde commun que nous habitons. Le terme d’esthétique est ici à prendre au sens étymologique de « aisthêtikós » qui ne renvoie pas immédiatement au sentiment du beau, mais d’abord à la faculté de percevoir par les sens.
Le sensible est foncièrement anthropomorphique au sens où nos perceptions nous façonnent, participent à la construction de notre identité, tant individuelle que collective. Une publicité pour un SUV ou un pour iPhone ne nous dit pas la même chose qu’une affiche synthétisant le dernier rapport du GIEC[3] quant à l’évolution du changement climatique et aux moyens d’y faire face. Là où la première nous institue comme consommateurs, la seconde interpelle notre responsabilité citoyenne. Comme le démontre, dans un autre registre, le débat sur l’implantation d’éoliennes en mer ou sur terre, l’esthétique est toujours un enjeu politique et existentiel. Politique car relative aux conditions de déploiement de la vie collective ; existentielle car ayant trait au sens que nous donnons à nos vies.
En fin de compte, c’est bien d’idéologie dont il s’agit, mais au sens neutre du terme : par quelles idées et quelles actions conséquentes voulons-nous être gouvernés ? Bien sûr, certains diront que le réel résiste toujours, mais il est bon de ne pas oublier que cette résistance est elle-même le fruit d’idées ayant conduit à organiser notre réalité d’une certaine façon. A cet égard, le consumérisme n’est pas moins idéologique que la sobriété. Le problème de l’interdiction de l’affichage publicitaire n’est donc pas son manque d’efficacité, mais la valeur du réel que son efficacité propose de construire : un réel plus sobre où la vie ne serait plus intégrée à un continuum consumériste. C’est là un enjeu écologique au sens étymologique du terme, c’est-à-dire qui questionne la manière dont nous voulons habiter nos villes et, plus largement, le monde.
Julien De Sanctis
[1] « Idéologie », Centre Nationale des Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL).
[2] Marc Crépon, « La « valeur » du travail et la « force » des idéologies. Une lecture des Essais hérétiques », Esprit, 2009/2 Février, p.177-190.
[3] Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.
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