“ Interroger la sobriété du point de vue de sa désirabilité, c’est assumer le fait qu’elle doive être placée du côté de la vie affective.”
Le billet d’humeur
Il est désormais presque inévitable que l’objectif le plus ambitieux de l’accord de Paris soit bientôt franchi. Le réchauffement climatique devrait dépasser 1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle au cours de cette décennie ou de la suivante. Face à cette irrépressible trajectoire, une commission mondiale sur la gouvernance des risques liés au dépassement climatique (Climate Overshoot Commission) a été lancée le 17 mai dernier. Sa mission : élaborer une stratégie globale pour réduire ces risques en clarifiant, cadrant et limitant ceux liés à l’usage des technologies d’endiguement artificiel connues (captation du carbone, géo-ingénierie solaire…).
Que la géo-ingénierie soit mise à l’agenda officiel des dirigeants de notre monde doit nous interpeller. Ce principe, proposé en 2006 par le chimiste Paul Crutzen, consiste à injecter dans la haute atmosphère des particules aérosols destinées à occulter une part de la lumière du soleil, faisant ainsi baisser le thermomètre mondial. En pratique, et d’un certain point de vue, cette technique relève du cauchemar dystopique : envois réguliers de dizaines de milliers de ballons dans la stratosphère pour y brûler du soufre et y disperser ainsi des particules sulfatées, ou encore déploiement d’une gigantesque flotte d’avions gros-porteurs destinés à larguer chaque année des millions de tonnes de particules à plus de 10 kilomètres d’altitude. Avec entre autres conséquences, la perturbation des moussons, des baisses locales de précipitations, une altération de courants marins, une pollution atmosphérique accrue par la retombée des particules fines … Mais aussi, la disparition du bleu du ciel, car la géo-ingénierie le ferait devenir blanchâtre.
Alors voilà, cette situation, dont l’ampleur et la complexité nous dépassent, nous revient pourtant personnellement sous la forme d’une question paradigmatique : ce vol Paris-Milan à 25€ ou le bleu du ciel ? Un nouveau smartphone tous les deux ans ou le bleu du ciel ? De la viande tous les jours en barquette ou le bleu du ciel ? 15kg de vêtements fast-fashion ou le bleu du ciel ? A l’exception d’une poignée d’individus engagés de manière particulièrement radicale, ces dilemmes propres à la modernité révèlent une pluralité de réactions : « j’aime et je valorise le ciel bleu, mais difficile d’accepter concrètement de renoncer à ce qui fait mon mode de vie actuel », « j’aime et je valorise le ciel bleu mais, au fond, je ne crois pas que mes actions vont le sauver, alors à quoi bon ? » Ou bien : « tant pis pour le ciel bleu, ma consommation est tout ce que j’ai pour compenser la dureté et la pauvreté de mon quotidien », « tant pis pour le ciel bleu, c’est à cause des générations passées qu’on en est là et ce serait injuste qu’on ne puisse pas profiter nous aussi de leur niveau de vie et de développement », « tant pis pour le ciel bleu, la planète et l’Humanité se sont adaptées à des changements majeurs jusqu’à présent, elles s’adapteront bien à celui-là »…
Autant de raisonnements qui s’entendent, aux deux sens du terme, et qui confirment ce que certains écologistes convaincus ont du mal à concevoir : la sobriété n’est pas une nécessité, mais un choix. Un choix que les philosophes de l’environnement ont depuis longtemps distingué d’un autre : le techno-solutionnisme. C’est à Arne Naess, philosophe norvégien à l’origine du concept d’écologie profonde, que l’on doit la première analyse claire de la situation : la crise écologique a des racines philosophiques et spirituelles (1), mais nous pourrions choisir d’y répondre sur un plan purement technique et faire l’économie de remettre en question nos présupposés. Ce que nous appelons aujourd’hui « développement durable », Naess l’appelle « écologie superficielle » ou gestionnaire. Elle consiste à optimiser les ressources, réduire nos impacts et innover pour prolonger le mode de vie connu.
La sobriété relève, elle, de ce que Naess appelle l’écologie profonde et qui désigne un travail collectif et personnel sur les croyances et les représentations qui président à notre rapport au monde, et en particulier à la nature. La sobriété est un choix difficile à faire parce qu’il touche à ce que Félix Guattari appelle les « domaines moléculaires » de notre sensibilité, de notre intelligence et de nos désirs. Ce que Aldo Leopold (1887-1948), l’un des pères de l’éthique environnementale, disait déjà : « Aucun changement éthique important ne s’est jamais produit sans un remaniement intime de nos loyautés, de nos affections, de nos centres d’intérêt et de nos convictions intellectuelles » (2).
Interroger la sobriété du point de vue de sa désirabilité, c’est assumer le fait qu’elle doive être placée du côté de la vie affective, qui soutient elle-même nos choix éthiques. C’est interroger chacun.e à l’endroit de ses envies et de ses peurs. C’est comprendre que le techno-solutionnisme est aussi un choix, porté par d’autres valeurs, c’est-à-dire d’autres envies et d’autres peurs.
Je regarde par la fenêtre et le ciel est bleu. J’aimerais pouvoir écrire la même chose dans cinquante ans.
Marion Genaivre
1 Le philosophe Vittorio Hösle en identifie deux : le relativisme et la réification du réel (ou le fait que tout se transforme en chose sous la main de l’Homme).
2 Aldo Leopold, Almanach pour un comté des sables
L’inspiration
Ce que les arbres disent de nous
Je suis très attachée à la poésie. Je m’y ressource et m’y réfugie souvent. Je trouve qu’elle est, avec le dialogue, la manière la plus puissante de philosopher. Elle est la doublure sensible de nos convictions. Il y a quelques mois, je tombe sur Grand-Monde, un recueil d’Aurélie Foglia consacré aux arbres et écrit à la manière d’un arbre, dans une langue déstructurée qui fait comme des branches.
Il ne s’agit pas d’un livre écologiste, au premier degré du moins, dans un sens militant, engagé, avec message clair sur les ravages de la déforestation par exemple. Mais pas non plus d’une poésie qui serait essentiellement descriptive, paysagiste, à la façon des peintres romantiques ou impressionnistes. L’enjeu semble être de trouver comment parler d’un entre soi et l’arbre. Toute la première section de Grand-Monde travaille cette tension entre la conscience d’une séparation et celle d’une proximité entre les arbres et les humains : « ils/il », « nous/je ». Le poème n’est pas un dialogue, l’arbre reste « il », extérieur, dans son « règne » et son ordre. Mais, au fur et à mesure de l’écriture, un rapprochement je/arbre s’opère jusqu’à une forme d’identification ou d’incorporation. Le « je » devient équivoque, flottant : on pourrait penser que l’arbre a pris la parole et murmure une sorte de blues de sa condition urbaine, si à certains moments tel ou tel accord grammatical ne ramenait le « je » à la poète : « je serai là / campée au présent simple ».
Ce livre surprend, et retient, par sa façon originale et personnelle d’interroger la relation humain / végétal, sans retomber dans une vision romantique de la nature. Il s’agit plutôt d’exprimer par le poème ce lien intime, peu clair mais aussi puissant que fragile, qui unit deux modes d’être vivant, radicalement différents et pourtant si proches. Les philosophes n’ont jamais vraiment fait grand cas du végétal. Il est peut-être temps.
Marion Genaivre
Aurélie Foglia, Grand-Monde, Editions Corti, 2018, 140 pages. A commander chez votre libraire plutôt que sur internet ?
L’actu
Le volume 2 du recueil Un mois, un mot, est toujours disponible à la vente sur le site de Thaé !
Une bonne lecture à prévoir pour cet été !
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