“ La guerre est un passage à l’acte qui néantise l’autre.”
Le billet d’humeur
Vous connaissez déjà Michel, mon grand-père dont je parlais dans un précédent billet d’humeur. Aujourd’hui, c’est à Ernest que je pense. Mon autre grand-père, d’origine ukrainienne. J’écris donc ce qui suit depuis l’Ukraine en moi. Non par filiation, mais par dépit. Encore une guerre. Encore la guerre. Et, oui, celle-ci me bouleverse plus que d’autres. Pour des raisons que la psychologie sociale a maintenant bien démontrées, nous prêtons à ceux qui sont plus proches de nous géographiquement et/ou socialement une plus grande humanité. A l’inverse, plus une personne est éloignée de nous, moins nous nous identifions à elle. La mise à distance physique favorise une mise à distance symbolique. La distance crée ce qu’on peut appeler une « infra-humanisation » : l’humanité d’autrui m’apparaît proportionnellement à sa proximité géographique et sociale.
L’Ukraine est proche. Tout ce dont les civils témoignent sur les réseaux m’arrachent des larmes d’impuissance et d’incompréhension. Mais il faut bien que ces larmes deviennent des mots. Tristesse et colère m’ont mise en quête de sens. En-deçà de tous ses motifs politiques, économiques, religieux…, pourquoi la guerre ? On sait la célèbre formule d’Héraclite : « polemos pantôn men patêr esti », le combat est père de toute chose. Depuis, l’histoire de la pensée nous a fourni de nombreuses réflexions étayant ce principe suivant lequel, au fond, la guerre est nécessaire, inévitable, voire même souhaitable (il n’y aurait de désir de paix que parce qu’il y a un réel de la guerre). Du côté de la psychanalyse, Freud éclaire la conflictualité psychique et la pulsion de mort. Du côté des philosophes, Jan Patočka, brillant phénoménologue tchèque, explique comment, au-delà de sa monstruosité, la guerre met l’être humain au contact direct de la problématicité nue du monde. Comment, comme vertige métaphysique, elle réouvre la possibilité de donner du sens à la vie et refonde la communauté des Hommes.
Ce ne sont là que des explications, et d’une grande pertinence. Mais cette façon de démontrer une nécessité, et même une positivité de la guerre, m’est insupportable. D’abord parce que je pense absolument essentiel de distinguer le conflit de la guerre (1). Le conflit assume l’agressivité, la tension, le désaccord, tout en maintenant relié à l’autre. Con–flictus, se heurter avec. La guerre est, elle, un passage à l’acte, une violence qui néantise l’autre. Ensuite, parce que la guerre dont parlent intellectuels et praticiens est une abstraction. Aucun d’eux n’a été au front et je me demande lequel d’entre eux défendrait encore la nécessité de la guerre s’ils en revenaient. Penser la guerre est une chose, la faire en est une autre.
Parmi les rares qui ont eu à vivre les deux, Jesse Glenn Gray doit retenir notre attention. Et voici ce qu’il écrit : « Il est pour moi un mystère tout aussi impénétrable que ne l’est la nature même de l’homme. La guerre révèle des aspects de la nature humaine qui sont au-dessus et au-dessous des normes acceptables de l’humanité. (…) les secrets ultimes expliquant pourquoi les hommes combattent doivent être recherchés par-delà l’humain, dans la nature même de l’être. » (2) Dans cette nature même de l’être, Polemos serait plus fort que Logos, la raison et le langage qui caractérisent notre humanité ? Il faudrait donc simplement se faire une raison : la guerre est un principe actif de la vie qui dépasse les êtres humains et s’impose à eux. Autrement dit, ils n’ont pas d’autres choix que d’en passer par elle. Et la paix ne pourra jamais être autre chose qu’un entre-deux guerres.
Tant que cette option existentielle dominera, des guerres continueront de se produire, justifiées par le fait que « la » guerre est inévitable. Tous ces soldats russes exécuteraient-ils le dessein de leur président s’ils n’avaient pas cette croyance ? L’Histoire nous a prouvé que ceux qui en avaient une autre ont trouvé le courage de résister et de ne pas faire une guerre qui n’était pas la leur (3). Car ceux qui déclarent la guerre ne sont que très rarement ceux qui la font effectivement. Et ceux qui la font ne sont peut-être que ceux qui ont manqué du courage de choisir la paix. Toutes les guerres sont faites de cette lâcheté, mâtinée d’exaltation. Car, bien sûr, la guerre est aussi l’expérience d’une jouissance ; celle de la destruction. Elle a même, confesse Glenn Gray, sa beauté. Cette intensité tragique de la guerre a pour fonction de réveiller la communauté humaine. A ce réveil, il est peut-être temps de préférer l’éveil.
Marion Genaivre
1 Les travaux de Charles Rojzman sont incontournables sur le sujet.
2 Jesse Glenn Gray, Au combat, Réflexions sur les hommes à la guerre, tr. fr. de Simon Duran, Paris, Tallandier, 2012, p. 297-298.
3 Nous pensons ici à Franz Jägerstätter, dont s’est inspiré Terrence Malick pour son film The Hidden Life.
Image : Untitled- Yellow and Blue,Mark Rothko (1953)
L’inspiration
La reconnaissance comme socle de la confiance
La lecture du livre La lutte pour la reconnaissance, d’Axel Honneth, philosophe et héritier de l’école de Francfort, est salutaire par les temps qui courent. Pour se rappeler de l’importance de la reconnaissance dans les relations sociales, qu’elle est ce qui tient une société et ce qui permet à chacun d’entre nous de devenir des sujets autonomes.
Honneth distingue avec Hegel et George Mead dont il s’inspire, trois formes de reconnaissance. La reconnaissance affective, qui se joue dans les relations d’amour et d’amitié et qui se fondent dans l’enfance ; la reconnaissance juridique, qui reconnaît les individus dans leurs droits et dans leur responsabilité morale ; la reconnaissance sociale, qui reconnaît une personne comme faisant partie d’un groupe solidaire partageant des valeurs communes. Nous avons besoin d’être reconnus dans ces trois dimensions pour pouvoir entretenir une relation positive avec nous-même.
Mais la lutte pour la reconnaissance se produit sous la pression d’une expérience sociale fondamentale que Honneth va s’attacher à détailler : le mépris. Le mépris est comme un déni de reconnaissance, qui détruit la confiance en soi et se présente lui aussi sous trois formes : l’atteinte physique qui fait perdre l’estime de soi ; l’atteinte juridique ou morale, quand un sujet se trouve exclu de certains droits au sein de la société, et qui affecte le respect que chacun se porte à lui-même. L’atteinte à la dignité, où certains individus sont considérés comme ayant moins de ‘valeur sociale’. Le mépris menace notre identité-même. C’est parce qu’il y a l’expérience du mépris qu’il existe des demandes de reconnaissance pour confirmer notre existence dans le regard de l’autre. Nous ne sommes pas d’abord des êtres autonomes qui entrent en relation, nous devenons autonomes parce que nous avons été nourris de relations de reconnaissance. Notre lutte n’est pas d’abord une lutte pour la survie (comme le voulaient Hobbes et Machiavel), mais une lutte pour la reconnaissance.
C’est contre le mépris qu’il nous faut lutter, en nourrissant nos relations de reconnaissance affective, professionnelle, sociale. Entendons « reconnaissance » aussi comme une forme de gratitude, afin que la reconnaissance ne soit pas simplement une demande, mais aussi un don. A quoi, à qui pourrions-nous manifester notre reconnaissance et nourrir à notre niveau le cercle vertueux de la confiance ?
Flora Bernard
L’actu
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