“ Que la réalité humaine soit manque, l’existence du désir comme fait humain suffirait à le prouver.”
Jean-Paul Sartre
L’être et le néant, II, Chap. 1, III
Ce 15 avril 2020 marque un mois de confinement et de distanciation sociale, un mois durant lequel il sera peut-être arrivé que certaines personnes, certains endroits, certaines activités, ou simplement certaines possibilités (être seul.e ou, au contraire, se toucher) nous manquent. En tant qu’il est une expérience humaine universelle, le manque a retenu l’attention de divers philosophes au fil des siècles. Depuis Platon, chacun retient invariablement qu’il est d’abord l’expression indissociable et fondamentale du désir. De sorte qu’on ne peut penser l’un sans l’autre : (se) manquer, c’est désirer, et désirer, c’est (se) manquer.
Une telle équation ne pouvait échapper à l’existentialisme de Jean-Paul Sartre, qui s’en saisit d’une manière radicale : « Le désir est manque d’être, écrit-il, il est hanté en son être le plus intime par l’être dont il est désir » (1). Que doit-on comprendre par cette formule aussi puissante que sibylline ? Que le manque est constitutif de la conscience humaine. L’idée centrale de Sartre est que nous ne pouvons manquer de, quelque chose ou quelqu’un, que parce que le manque est inscrit dans notre être même. Si le manque n’était pas la manière fondamentale que nous avons de nous rapporter au monde et à nous-même, nous ne saurions même pas ce qu’est l’absence.
Mais Sartre porte son idée encore plus loin : contrairement à ce que l’expérience spontanée peut laisser croire, le manque qui caractérise notre conscience n’est pas manque de quoi que ce soit d’extérieur à elle-même. Dans tout manque se dit fondamentalement un manque de soi. Même lorsque je dis : « il manque un pied à la chaise », c’est seulement dans l’hypothèse où je voudrais m’y asseoir que la chaise manque de ce pied. Et donc c’est bien à moi, ultimement, qu’un pied manque. C’est ainsi que Sartre peut affirmer qu’il n’y a de désir que pour un être capable de se rapporter à l’absent comme tel, en tant que cet absent est constitutif de son être. Dit encore autrement, il n’y a de désir que pour un être qui est de part en part manque de lui-même.
Voilà sans doute qui explique en partie pourquoi nous pouvons tant souffrir du manque, ou de la frustration de nos désirs (ce qui est tout un). Parce que ce dont il va dans le désir, c’est du « Je ». Le désir est manque du sujet ; manque dont je suis le sujet et manque où le sujet manque. C’est pourquoi l’on ne croit pas si bien dire lorsque nous disons qu’on se manque. Ici la différence avec le besoin est évidente : le besoin est aussi vite oublié qu’il était pressant, alors que, comme le dit admirablement Emmanuel Levinas, le propre du désir est que « le désiré ne le comble pas, mais le creuse » (2). Mais alors que, chez Levinas, le désir est toujours désir de l’absolument Autre, il est, chez Sartre, toujours désir de soi. Dans tous les cas, le manque, pour douloureux qu’il soit, peut être envisagé comme une très bonne chose. Sans lui, en effet, nous ne nous mettrions en mouvement pour rien. C’est parce que nous désirons-manquons que nous nous projetons dans le monde, passons à l’action, partons à la conquête, transformons l’existant.
La distanciation sociale que nous vivons actuellement ne fait que rendre plus sensible une distance au cœur même de toute existence humaine. C’est parce que l’être humain n’existe qu’en se tenant à distance du monde qu’il peut penser et désirer. C’est parce que nous ne fusionnons pas avec le monde que nos pensées et nos désirs peuvent se déployer. Et lorsque nous souffrons de trop désirer – ce dont nos manques sont le signe – nous pouvons mettre à profit l’enseignement des sages taoïstes : nos désirs ne sont souffrance que lorsqu’ils deviennent des projets contraires au cours de la vie. Aujourd’hui ce cours est au confinement. A nous d’apprendre à l’écouter pour le laisser nous inspirer des désirs ajustés. Chemin faisant, nous comprendrons enfin, peut-être, que plénitude n’est pas remplissage. Tout ce qui est dehors est dedans, tout ce qui est dedans est dehors.
Marion Genaivre
(1) Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, II, Chap. 1, III, pp. 130-131, Coll. Tel, éd. Gallimard
(2) Emmanuel Levinas, Totalité et infini, La Haye, Nijhoff, 1961, Éditions de poche, Biblio Essais, p.22
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