“ Il n’y aurait pas de liberté, y compris de mouvement, sans cette statique qui émerge au cœur de la nécessité.”
Jérôme Lèbre
Eloge de l’immobilité (2018)
1er avril 2020
Le jeudi 12 mars, alors que la crise sanitaire provoquée par le Covid-19 s’aggravait, le président de la République invitait les Français à réduire leurs déplacements à l’essentiel. Deux jours plus tard, il annonçait finalement un confinement national, visant à discipliner ces corps qui étaient encore trop peu décidés à s’enfermer. On pourrait évidemment conclure à l’irresponsabilité de ceux qui avaient continué de céder à la tentation du soleil printanier. Mais il est fort probable que cet appel d’air n’ait pas été le fruit d’une désinvolture pure et simple et que se soit joué, au fond, un enjeu existentiel majeur : la liberté de mouvement. Ou plutôt, la liberté comme mouvement.
Il n’est pas impossible que l’expérience du confinement oppresse intimement tout un chacun, bien qu’à des degrés divers. Qui n’est pas tenté de s’inventer une raison de sortir ? Nous voulons du dehors, et pour cause, cette indisponibilité du monde, cette impossibilité de le parcourir, nous rappelle de manière viscérale que la vie est mouvement. La phénoménologie, philosophie cherchant à comprendre comment le monde apparaît à une conscience, nous l’expliquerait particulièrement bien : être, c’est se spatio-temporaliser, autrement dit être-en-mouvement. C’est pourquoi la privation ou la réduction de mouvement est toujours une peine, qu’il s’agisse des sanctions pénales, des contraintes scolaires, des maladies qui paralysent…
Et c’est ainsi que tout le monde est a priori pour la mobilité. Il n’y a pas de pire reproche que celui d’immobilisme. Dans un essai iconoclaste et passionnant, le philosophe Jérôme Lèbre propose néanmoins de penser les vertus de l’immobilisation. Même si elle relève toujours de la contrainte, l’immobilité peut être aussi une manière de tenir et de résister. Lèbre a le mérite de nous rappeler que l’immobilité peut avoir une valeur éthique, voire politique. Il y a de multiples manières de rester immobile pour montrer qu’on est là et qu’on y restera, pour montrer qu’on existe et que le droit à l’existence ne souffre aucune exception. L’immobilité n’est pas une passivité, elle est à la fois active et non-violente. Elle consiste à affirmer sa position dans le monde, ou à la revendiquer quand la simple possibilité de rester quelque part, de s’y installer, ou de continuer à vivre est menacée.
« Tenir » permet de revenir à ce à quoi l’on tient, « résister », c’est rester debout, la station de la dignité. S’arrêter, rester à un endroit, c’est parfois refuser le monde tel qu’il va. Pour ré-ouvrir l’espace des possibles, trouver le ressort d’un nouveau dynamisme, il faut savoir être statique. Tenir une place exige une vraie détermination, insiste Lèbre. « On ne peut « commettre » une position, on ne peut que la tenir », nous dit-il. Il n’est pas anodin que la résistance statique soit aussi ancienne que la revendication du droit à l’existence, que la résistance à l’injustice. On la rencontre aussi bien chez Antigone, que dans l’éthique stoïcienne, ou l’hindouisme et le bouddhisme. Elle est la non-action que Gandhi fait ressurgir dans le cadre de la lutte contre la colonisation.
L’immobilité coûte à notre liberté et peut entamer notre sentiment d’existence, mais elle peut aussi nous enseigner que l’étendue de notre être n’est pas coextensive à ses déplacements. Ce que Henri Bergson nous a admirablement bien dit, et dont les enfants ne se lassent pas de nous faire la démonstration : « le corps de chacun de nous s’arrête aux contours précis qui le limitent, tandis que par notre faculté de percevoir, et plus particulièrement de voir, nous rayonnons bien au-delà de notre corps : nous allons jusqu’aux étoiles »1. L’immobilisation provoquera-t-elle un grand retour de l’imagination ? Elle peut, à tout le moins, ramener tout un chacun.e aux micro-mouvements de son corps (un battement de paupière ou de cœur) et de son intériorité (le mouvement d’un désir), qui, eux, font signe qu’il existe un outre-monde. Ainsi l’immobilité peut-elle nous rendre en libération ce qu’elle nous prend en liberté. Le rétrécissement de notre espace vital nous retient dans la demeure d’un corps, mais ce tout petit territoire qu’est notre corps peut nous enseigner une épure de l’action. Maintenant que nous avons moins à faire, nous pourrons peut-être un peu mieux agir.
Marion Genaivre
1 Henri Bergson, L’Energie spirituelle, éd. Félix Alcan (1919), p.32
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