“ Ce qui parvient à son maximum se transforme en son envers.”
Cyrille J-D Javary
Yin Yang, La dynamique du monde, éd. Albin Michel, p.74
4 octobre
Le 23 septembre dernier, on apprenait la faillite spectaculaire du pionnier des voyagistes, le britannique Thomas Cook, engendrant l’opération de rapatriement de civils la plus importante depuis la seconde guerre mondiale, pour quelque 600 000 clients en vacances. Le destin de l’entreprise s’est joué en quelques jours. Après avoir échoué à trouver des fonds nécessaires pour sa survie, le tour-opérateur indépendant le plus vieux du monde1 a mis fin à près de deux siècles d’activité. Environ 22 000 employés du groupe ont immédiatement perdu leur emploi.
Spécialiste des « package holidays », ces séjours tout compris popularisés dans l’euphorie de l’après-guerre, Thomas Cook était un géant fragile, le garant de vacances « à l’ancienne ». Assommé par la concurrence acharnée des sites Internet de voyage à bas prix, étranglé par une dette insoutenable, enfoncé par des dirigeants qui, en dépit du déclin, n’ont pas hésité à empocher salaires et bonus considérables, le voyagiste était taxé de « brontosaure » par l’un de ses concurrents, qui a opté pour la montée en gamme et le tout-numérique il y a dix ans et se félicite aujourd’hui d’être ainsi hors de danger.
Ce cas de faillite, certes multifactoriel, nous alerte sur une véritable question de fond pour toute organisation : jusqu’où faut-il se transformer pour rester performante ? Une question d’autant plus sensible que l’entreprise a une identité historique forte et que ses collaborateurs (voire un pays tout entier, comme c’était le cas de Thomas Cook) y sont attachés. Tant est si bien que le dilemme suivant ne manque pas de se poser : s’entêter dans son identité quitte à mourir ou adopter un autre modèle et se corrompre ? Dans les deux cas, un deuil est à faire. Et il est d’autant plus difficile à vivre que l’identité de l’organisation (sa raison d’être, sa mission et ses pratiques) était conçue comme un état à entretenir le plus longtemps possible.
Le philosophe Grec Héraclite nous interpelle précisément sur cette conception : l’être, nous dit-il, ne relève pas d’un état mais d’un perpétuel devenir. Être, c’est changer. Avoir une identité ne consiste donc pas à être strictement identique dans le temps. Certes, sauf que pour une organisation humaine, comme pour un être humain du reste, être ne peut pas consister seulement à survivre. Pour une entreprise, être, c’est performer.
Seulement nous avons beau essayer d’en faire autre chose qu’un concept financier, la performance reste synonyme de rentabilité. La quantification du réel nous a fait oublier qu’elle désigne d’abord le processus de génération et d’accomplissement d’une forme. « Parformer » nous dit l’ancien français, littéralement « être en train de (se) donner forme », qui renvoie à l’idée de parfaire. Performer, c’est aller au maximum de la forme que l’on peut créer avec les ressources en présence, donner à voir une identité en mouvement. En mouvement vers quoi ? La réponse à cette question est capitale si l’organisation ne veut pas se perdre en cours de route3.
Il y a, enfin, un autre sens du terme « performer » qu’il ne faudrait pas négliger et qui est induit par la notion de « parfaire ». C’est celui d’achèvement. Parfaire, c’est achever, rendre complet, aller au plein de sa forme. Et il serait bon ici d’entendre la pensée chinoise : toute montagne a deux versants, une fois gravi l’un jusqu’au sommet, on ne peut que redescendre. Le point culminant d’une forme, le sommet d’une performance, est aussi un point de renversement. Culminer, c’est décliner. Achever, c’est aussi donner la mort. C’est ce que symbolise le Taiji tu, célèbre cercle Yin-Yang : la présence des deux points renvoie à l’idée que, au cœur de chaque moment d’une structure évolutive, il y a toujours l’existence de son futur, qui peut s’avérer être son envers. « Ces deux points ne sont pas placés n’importe où mais, géométriquement, juste à l’endroit correspondant à la zone maximale d’extension de chaque couleur. Ils sont donc les messagers graphiques du tempo Yin-Yang : ce qui parvient à son maximum se transforme en son envers »4.
La vie nous enseigne à l’envi que rien ne dure éternellement et l’on voit mal pourquoi et comment les entreprises pourraient se soustraire à cette loi de la nature. S’il leur manque parfois une raison d’être et une anticipation saine de la transformation, il leur manque toujours la sagesse confucéenne ou socratique : que bien vivre, c’est apprendre à mourir.
Marion Genaivre
(1) Le vétéran des voyagistes a été créé en 1841 dans les East Midlands, du côté de Leicester, par un prédicateur baptiste, ébéniste de profession et apôtre de la tempérance.
(2) Après le refus du gouvernement britannique de verser les 230 millions d’euros réclamés par les créanciers, Thomas Cook a tout perdu en quelques secondes : sa survie, ses contrats d’assurance et l’autorisation d’opérer les vols. Ses guichets d’embarquement ont été dépouillés dès l’aube de la signalétique de la marque.
(3) Sur ce sujet, lire ou relire la Philo Pop #5 de Flora Bernard.
(4) in Yin Yang, La dynamique du monde, Cyrille Javary, éd. Albin Michel, p.96
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