“ Pour avoir un présent, il faut que quelqu’un parle.” Paul Ricoeur
Temps et récit. Tome III. Le temps raconté. Paris : éditions du Seuil (1985)
31 janvier 2019
Il y a deux jours ont commencé les débats au Sénat sur la loi PACTE – plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises -, premier projet de loi important au menu des sénateurs en 2019. Parmi ses 4 objectifs, celui consistant à rendre l’entreprise plus juste et responsable, retient mon attention, et en particulier, la proposition qui permet aux entreprises d’inscrire leur raison d’être dans leurs statuts. Mais cette initiative, bien que saluée par les grandes entreprises françaises, par le MEDEF ou encore Larry Fink, le patron du gestionnaire d’actifs BlackRock, risque de n’être qu’une initiative de communication de plus si son véritable enjeu n’est pas bien compris.
Car penser sa raison d’être, qu’elle concerne un individu ou un collectif, n’est rien de moins que de penser son identité, le sens de son existence, de son être au monde.
Qui sommes-nous ? Pour le philosophe français Paul Ricoeur (1913 – 2005), il y a deux manières de répondre à cette question. D’abord en décrivant, de manière statique, à la manière d’un photographe qui capte une image à un instant t, ce que je suis (Ricoeur nomme cela l’idem ou la mêmeté). Je vais décrire mon apparence physique, mon métier, mon caractère. Mais mon identité est plus large que cela ; ce qui la capterait véritablement, ce serait ce qui permettrait d’en saisir le mouvement. C’est pour Ricoeur la deuxième manière d’aborder l’identité, en racontant qui je suis (ce que Ricoeur nomme l’ipséité). C’est le récit qui va me permettre de me décoller d’une description purement statique et factuelle de moi-même pour me raconter, pour faire des liens entre les éléments disparates de ma vie. Et c’est ce récit, que je renouvelle sans cesse, qui donne du sens et de la cohérence à qui je suis. C’est ce que Ricoeur nomme l’identité narrative. C’est quand on pense l’identité en termes statiques – une description de ce que je suis, et non en termes dynamiques – une narration de qui je suis, que l’on perd le sens de soi. Le récit permet de le nourrir à nouveau.
Qu’en est-il pour une organisation ? Les organisations peuvent aborder leur raison d’être de manière classique en décrivant leurs métiers, leur vision, leur mission. C’est ce qu’elles que font déjà, portant par là-même une vision étroite de l’idée de « raison d’être », trop souvent associée à une série de mots vidés de sens car non incarnés, dépourvus du mouvement qui fait la vie.
La véritable puissance de la proposition de la loi PACTE me semble être dans l’opportunité qu’elle donne aux organisations de penser leur identité comme identité narrative ; une identité qui capte le mouvement des transformations. Car c’est précisément par temps de transformation, de remise en question, que le récit se révèle particulièrement pertinent pour aider à façonner une raison d’être. Ce récit n’aurait pas simplement comme but de montrer aux autres que l’entreprise est responsable et juste, mais plutôt de donner du sens à ce qui est vécu de l’intérieur, pour que l’ensemble de ses collaborateurs puissent être investi de cette mission.
Il s’agira pour l’organisation de raconter qui elle est, par un récit collectif qui engage tous ceux qui y travaillent. Le récit positionne éthiquement celui qui le raconte – c’est-à-dire que la personne qui raconte sa vie raconte aussi les choix qu’elle fait, et sur quelle base éthique elle les fait. L’identité narrative d’une organisation implique un récit collectif, et non plus seulement le récit d’un nombre restreint de personnes (par exemple un comité de direction) qui raconte, au nom de tous, ce qu’est et ce que fait cette organisation. Le récit tisse toutes les histoires individuelles et devient alors vivant, s’étoffant à chaque fois qu’il est raconté à nouveau. C’est au travers de ces récits, que l’on peut imaginer prendre la forme de dialogues au sein des organisations, permettant de partager des histoires individuelles et d’en faire un récit commun, que l’organisation maintiendra son identité dans la mouvance des transformations – non plus en les subissant mais en se les appropriant. Ce qui n’est pas une mince affaire. C’est peut-être même une question de survie.
Flora Bernard
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